« Quand les bornes sont franchies, il n’y a plus de limites ». Cette forte sentence du Sapeur Camember, autrefois citée par le président Pompidou lors d’une conférence de presse élyséenne, vient tout naturellement à l’esprit quand on se penche sur la question de l’écriture dite inclusive et sur la proscription de l’accord au masculin. Ces bornes qui sont franchies, ce sont celles de la déraison. Ce qui donne matière à réflexion, au-delà des acrobaties graphiques, c’est le fait qu’elles soient prises au sérieux, au point même de susciter un communiqué de l’Académie française, qui dénonce un « péril mortel » pour la langue. Nous sommes en présence d’une sorte de phénomène social qui illustre bien certaines déviances de notre époque.
L’objectif de l’écriture « inclusive » est d’assurer une égalité des représentations entre les femmes et les hommes. Le moyen, c’est de faire apparaître explicitement et systématiquement, dans la forme et dans la structure des mots que l’on écrit, la présence des femmes à égalité avec les hommes. La représentation graphique, toujours compliquée (l’indulgent•e lecteur•rice), est encore plus acrobatique au pluriel, où l’s est ajouté après un point médian : les lecteur•rice•s.
Dans l’histoire de la langue, cette fantaisie représente un phénomène radicalement inédit : la tentative, de la part d’une force extérieure, l’idéologie féministe, d’imposer à la langue, par une sorte de coup de force, des règles structurelles, de façon à l’instrumentaliser au détriment de sa nature profonde.
Même au XVIIe siècle, volontiers porté à la codification, un Vaugelas, qui faisait autorité, se contentait de cautionner au coup par coup les expressions qui lui semblaient conformes au bon usage. Aucune ingérence extérieure d’où qu’elle vînt, n’était envisageable, car il était couramment admis que même le roi, monarque absolu (mais non autocrate tyrannique), qui avait beaucoup de pouvoir sur ses sujets, n’en avait aucun sur la langue.
Outre sa complication déconcertante, l’écriture inclusive présente une autre particularité inédite, qui ébranle en profondeur le système de la langue : elle instaure une coupure radicale et systématique entre l’écrit et le parlé. Il est impossible de prononcer les mots tels qu’ils sont écrits en écriture inclusive.
En fait, les extravagances linguistiques qui font l’actualité (l’écriture inclusive ou la remise en cause provocatrice de l’accord au masculin, que l’on verra plus loin) reposent sur une confusion : la confusion, pour le masculin et le féminin, entre le sens biologique et le sens grammatical. Dans l’usage réel, chacun restitue spontanément la distinction et sait qu’un soprano est une femme, qu’une basse est un homme, que le masculin vagin désigne un organe féminin et le féminin verge un organe masculin.
Pour désigner l’ensemble des habitants de certains lieux géographiques, on emploie normalement le pluriel (les Italiens, les Américains). En réalité, psychologiquement, bien loin que ces termes exercent une espèce de domination pour masculiniser ou escamoter les femmes, ce sont eux qui perdent leur spécificité masculine en s’appliquant aussi aux femmes. Le masculin est réduit à une sorte de neutre, de forme indifférenciée, dont la valeur est parfaitement intériorisée par les usagers du français. Par exemple, si l’on dit que Madame Hidalgo est une calamité pour les Parisiens, y a-t-il un seul abruti pour penser que cette expression pourrait éventuellement signifier que cette dame est une bénédiction pour les Parisiennes ? Tout le monde comprend. Inutile d’écrire les Parisien•ne•s. Cette façon de chausser notre langue de gros sabots en lui faisant préciser ce qui était toujours allé de soi porte un nom : cela s’appelle de la stupidité. On disait naguère encore, avec quelque complaisance, que les Français étaient le peuple le plus spirituel de la terre. Si l’on veut se mettre au goût du jour, il faudra écrire désormais que les Français•e•s sont devenu•e•s sinistrement balourd•e•s.
Récemment, un certain nombre d’enseignants ont publié sur le site Slate une déclaration au ton solennel intitulée : « Nous n’enseignerons plus que « le masculin l’emporte sur le féminin » » (dans les accords entre plusieurs substantifs et les adjectifs ou les participes passés). La règle actuelle, selon eux, irait jusqu’à conduire les femmes à « supporter les coups » des hommes « s’il est admis au plus haut niveau que le masculin l’emporte sur le féminin » [sic].
Cette fois-ci, la manipulation est double : confusion explicite entre le genre grammatical et le sexe, interprétation grossièrement abusive du verbe « l’emporter sur », alors qu’il s’agit d’une simple règle d’accord conventionnelle et simplificatrice. Comme solutions de substitution, ces réformateurs au grand cœur proposent « l’accord au choix » (c’est-à-dire faire n’importe quoi) ou « la règle de proximité », au merveilleux pouvoir magique. Si, au lieu d’écrire « les pamplemousses et les oranges sont mûrs », vous écrivez « les pamplemousses et les oranges sont mûres », vous contribuez à faire en sorte que les femmes ne supportent plus les coups des hommes. Stupidité ? Mauvaise foi ? Délire grotesque ? Réponse au choix.
Reste à expliquer un paradoxe énigmatique : comment se fait-il que de si mauvaises marchandises prennent une telle place sur le marché médiatique ?
La première explication est que ces sujets tombent sur un terrain idéologique favorable, préparé par un pilonnage médiatique intense qui, souvent, reprend en l’actualisant la bonne vieille dialectique marxiste des rapports oppresseurs/opprimés, bourreaux/victimes, les femmes tenant aujourd’hui le rôle de victimes.
Sur ce terrain favorable, les idéologues appliquent la tactique des lobbies. En tant que minorité agissante, ils exploitent à fond le principe de concentration sur l’objectif. Ils assignent à la langue la fonction sinon exclusive, du moins essentielle et prioritaire, d’affirmer en toute occasion la place que doivent tenir les femmes.
Bien des forces idéologiques de notre époque s’exercent dans le sens de la déraison, des dérèglements, de la déstabilisation, du déracinement. Les initiatives dont il a été question s’inscrivent dans ce réseau. En s’attaquant à la langue, elles s’attaquent au cœur intellectuel et spirituel de notre société et veulent lui rendre étranger son patrimoine culturel. A ce titre, elles ont une visée totalitaire qu’il faut combattre sur tous les terrains où elle se manifeste.
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