CERU

Par Laurent Gayard

Le 5 mars 2019 à 14h43

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Conscientes des effets polémiques inédits des réseaux sociaux, théorisés par les djihadistes, les démocraties occidentales peinent à trouver les ripostes qui leur permettaient de se défendre tout en protégeant les libertés. A cet égard, les lois françaises sur les infox et la “haine en ligne” sont non seulement liberticides mais inutiles cat technologiquement obsolètes.

Dans un entretien récemment donné au Monde, [[27 février 2019. Propos recueillis par Corine Lesnes]] l’avocat Mike Godwin estime que les nouvelles technologies subissent aujourd’hui le contrecoup de l’enthousiasme qui avait prévalu à l’apparition d’Internet : le « réseau des réseaux » suscite aujourd’hui l’anxiété et la crainte en raison de l’emprise des nouvelles technologies sur nos sociétés. Le père de la fameuse « loi Godwin »[[« Plus une discussion dure longtemps et plus la probabilité d’une comparaison avec Hitler et d’une référence au nazisme augmente. »]] se contente finalement de répéter un argumentaire déjà largement ressassé : toutes les nouvelles technologies suscitent l’enthousiasme puis l’inquiétude quand elles apparaissent. On n’échappe d’ailleurs pas à quelques franches platitudes : « peut‑être que les gens les plus dépressifs regardent beaucoup la télévision mais qui dit que ce n’est pas pour sortir de la dépression en pensant à autre chose ? » On a connu le père du point Godwin plus inspiré. L’ancien avocat concède toutefois que les choses se compliquent à travers les questions problématiques de l’addiction numérique et du contrôle de l’information avec le « quasi‑monopole de Google, Facebook, Instagram ou Twitter ».

Au tournant des années 2010, les réseaux sociaux ont commencé à devenir des armes [[On pourra lire avec intérêt à ce sujet le passionnant LikeWar de P.W. Singer et Emerson T. Brooking, publié en octobre 2018 chez HMH.]]. La conviviale utopie accompagnant les débuts de Facebook (lancé en 2004, « mondialisé » en 2006) ou Twitter (2006 également) a été remplacée par l’angoisse de voir ces outils posséder une telle force de frappe qu’elle puisse se révéler plus utile que des missiles ou des millions de dollars pour gagner les guerres ou les élections. Le 11 juin 2014, les troupes de l’État Islamique en Irak et au Levant, autrement dit Daesh, franchissent la frontière entre l’Irak et la Syrie, matérialisée en plein désert par un monticule de sable et de poussière que les tractopelles des djihadistes ont vite fait d’abattre. Les images des « combattants du Caliphat » en liesse entrant en Syrie en tirant en l’air sont immédiatement postées sur Twitter et relayées par des dizaines de milliers de supporters à travers le monde, et par des comptes ou des bots au service du « cybercaliphat », grâce au hashtag #SykesPicotOver. Daesh transforme l’équipée de quelques milliers de combattants à travers le désert en geste héroïque mettant à bas l’ordre colonial remontant à l’accord centenaire passé entre Français et Britanniques, pour tracer les frontières rectilignes de leurs zones d’influence à travers le désert, et remporte la première grande bataille de communication post-moderne. Sur le front irakien, la prise de la ville de Mossoul, le 6 juin 2014, par les troupes de l’État Islamique, est suivie en direct sur des milliers de comptes Twitter grâce au hashtag #AllEyesOnISIS. À quelques jours d’intervalle, les deux événements ont définitivement fait passer les réseaux sociaux dans une autre dimension et changé la nature même des conflits armés, devenus des conflits connectés.

Omniprésence médiatique à coût réduit

Une autre personnalité a tiré les premières salves, en politique, de la guerre d’Internet, qui se joue désormais sur tous les fronts. En ouvrant en 2009 le compte Twitter @realDonaldTrump, le milliardaire américain avait créé en moins de cinq minutes l’instrument le plus important de sa future campagne électorale, devenu aujourd’hui l’outil de communication numéro un de la Maison Blanche. Depuis, le magnat devenu 45e président des États-Unis a dégainé des dizaines de milliers de tweets, aussi bien pour s’attaquer à des concurrents politiques que pour menacer les chefs d’État autocratiques, voire ses propres alliés, ou annoncer leur licenciement à ses proches collaborateurs. La guerre de Trump a été un succès total et il fut l’un des premiers à comprendre l’importance des réseaux sociaux dans la conquête médiatique : outils permettant de s’assurer une omniprésence médiatique et d’écraser ses concurrents tout en engageant des frais minimes.

Un an après la création par Trump de son désormais mondialement célèbre compte Twitter, une autre mise en application contribuait à faire passer les réseaux sociaux de la dimension narcisso-ludique du « Moi je » postmoderne à celle de la géopolitique. Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant de 26 ans à Sidi Bouzid, petite ville agricole du centre de la Tunisie, s’immolait en place publique, harassé et désespéré par le racket et le harcèlement constant que lui faisait subir une administration corrompue. Les images, choquantes, étaient immédiatement relayées sur des centaines de comptes YouTube, puis des milliers de comptes Facebook. Quand le pouvoir tunisien tenta de réguler voire d’interdire l’accès à ces plateformes, ce furent les messageries privées ou les réseaux darknets [[Réseaux garantissant l’anonymat des utilisateurs et que leur caractère extrêmement décentralisé rend particulièrement résistants à la censure]] qui prirent le relais et la mort atroce du vendeur ambulant déclencha un incendie dans le monde arabe dont le malheureux Sidi Bouzid n’aura pu être le témoin. Alors que les intellectuels et médias occidentaux s’extasiaient sur ce printemps démocratique qui allait enfin ouvrir au Moyen-Orient les portes de la démocratie, les activistes islamistes, Frères Musulmans en tête, eurent tôt fait de comprendre le parti qu’ils pouvaient tirer de l’usage d’Internet et des réseaux sociaux. Les comptes islamistes et les bots remplacèrent bientôt largement sur Twitter et sur Facebook ceux des aspirants à la démocratie, réalisant dans le cyberespace ce qui était déjà une réalité politique dans la plupart des régimes au Moyen-Orient : l’opposition démocratique disparaissait tout bonnement, ne trouvant plus aucun espace pour s’exprimer entre les régimes autocratiques et les mouvements islamistes. Ces derniers ne se contentèrent pas du Moyen-Orient. Au cours de la séquence terroriste qui a accompagné la montée en puissance de l’État islamique et la vague d’attentats meurtriers qui en résulta, Internet a largement été mis à contribution.

Les réseaux sociaux pour « augmenter la barbarie »

La stratégie était déjà très clairement exposée dans l’ouvrage Management of Savagery, rédigé par le mystérieux Abu Bakr Naji et diffusé en pdf sur Internet en 2004 [[Et publié en français par les éditions de Paris en 2007 sous le titre Gestion de la barbarie.]] : « La gestion de la barbarie est la prochaine étape que l’Oumma devra franchir […]. Si nous menons à bien cette gestion de la barbarie, cette étape (avec la permission d’Allah) construira un pont vers l’État islamique attendu depuis la chute du califat. » [[Edition française, p. 22]] Le bréviaire salafiste entend, en toutes lettres, remettre en cause « l’ordre qui a régi le monde depuis l’ère Sykes-Picot » [[Titre du chapitre1 ]] et propose de tirer parti – en tirant les leçons de l’écroulement de l’empire soviétique saigné à blanc par la guerre d’Afghanistan et miné de l’intérieur par le désaveu massif de la population vis-à-vis des institutions – de tous les facteurs qui peuvent conduire à l’épuisement et à la déstabilisation des puissances « infidèles » marquées par la « corruption de la religion, [le] déclin de la moralité, [les] injustices sociales, [l’]opulence, [l’]égoïsme » [[p. 31]]. Tous les moyens de déstabilisation sont bons à saisir pour parvenir à l’ « augmentation de la barbarie », dont les conséquences, selon l’auteur du bréviaire, ne peuvent être pires que le maintien pur et simple d’un régime infidèle : « Au contraire, le plus abominable des niveaux de la barbarie est rien moins qu’une stabilité sous l’ordre de l’incroyance. »[[p. 23]]

L’avènement des réseaux sociaux a offert à cette stratégie un outil d’une efficacité aussi redoutable qu’inégalée. « De la même manière que l’Internet moderne a bouleversé la société des loisirs, le monde des affaires et le marivaudage, il a modifié la manière de faire la guerre et de la politique. C’est une révolution qu’aucun leader, groupe, armée ou nation ne peut se permettre d’ignorer. » Les djihadistes ne l’ont pas ignorée. Le Mujahid Guide, diffusé en 2015 sur Internet, explique – entre autres – aux aspirants djihadistes comment utiliser des outils performants d’anonymisation pour pouvoir faire usage ensuite des réseaux sociaux afin de poursuivre discrètement et efficacement des entreprises de déstabilisation fructueuses destinées à « augmenter la barbarie », comme le préconisait Abu Bakr Naji.

Le règne de l’image désenclave les conflits

Si les groupes terroristes ont parfaitement appris à tirer parti de ces évolutions, que peuvent les États contre cette révolution ? Les solutions à travers le monde sont diverses et laissent craindre que le « village global » un jour prophétisé par le sociologue canadien Marshall McLuhan ne vive en réalité ses derniers jours. Mais les écrits de McLuhan ont été – volontairement ou involontairement – fort mal compris par toute une génération de petits prêtres de la nouvelle techno-religion, avides de promouvoir de nouvelles manières de manager et trompés par les nouvelles promesses d’interconnectivité planétaire qu’ils étaient les seuls à se faire à eux-mêmes. Marshall McLuhan aurait certainement apprécié pour sa part que l’on ne transforme pas son propos en une sorte de manifeste pontifiant à la gloire d’une mondialisation technophile et béate. Ce que prédisait McLuhan dans son Guerre et Paix dans le village planétaire [[Guerre et Paix dans le village planétaire, Robert Laffont, Paris, 1970 (titre original : War and Peace in the global Village, Bantam Books, New York, 1967).,]] c’est la confrontation terrible entre l’écrit et l’image, au détriment du premier, le règne de l’immédiateté, de la promiscuité électronique, du communautarisme virtuel et d’un panoptisme auquel Bentham n’aurait jamais prédit un si bel avenir, même dans ses rêves les plus fous. La crise des Gilets jaunes, à laquelle est confronté depuis maintenant quatre mois le président Emmanuel Macron, qui fut en son temps le promoteur enthousiaste de la « start-up nation », est une autre illustration parfaite du propos – beaucoup trop dévoyé – de McLuhan. La fronde des Gilets jaunes, tirant parti des immenses possibilités de Facebook, que la campagne présidentielle américaine avait laissées entrevoir, a transporté le village français, englué dans l’anonymat du périurbain, sur la planète Facebook. Elle a ainsi retissé de manière inattendue sur les groupes de discussion, comme sur les ronds-points et autour des péages, une sociabilité à laquelle la post-modernité redonne vie à travers l’espoir insurrectionnel après l’avoir condamnée au cours des dernières années à demeurer au mouroir de la France périphérique. Le résultat, ce sont les « Actes » des Gilets jaunes, répétés de week-end en week-end mais aussi rapidement infiltrés par des groupuscules avides de profiter d’un contexte où l’impuissance du pouvoir ouvre une brèche pour toutes les aspirations révolutionnaires. Corollaire presque inévitable des « fièvres hexagonales »[[ Pour reprendre le mot de l’historien Michel Winock qualifiant les flambées révolutionnaires en France de la Commune à mai 68 en passant par le boulangisme, le 6 février 34 ou les grèves de 36]], les obsessions largement partagées par les différentes composantes de l’univers bigarré de la radicalité politique et communautariste n’ont pas manqué de ressurgir pour s’incarner, sous l’œil des caméras, dans cet individu portant une barbe teinte au henné et embrassant son chèche en hurlant « La France elle est à nous ! » et « Grosse merde sioniste ! » à l’adresse du philosophe Alain Finkielkraut croisé dans la rue au cours de l’Acte XV à Paris.

Inutilité de la contrainte légale

La grande auberge espagnole du complotisme antisémite est une plateforme commode capable de fédérer tous les groupes – antifas, black blocs, indigénistes, soraliens et communautaristes de tous bords – qui ont su se rendre très visibles dès les dégradations infligées le 1er décembre 2018 à l’Arc de triomphe et à la tombe du soldat inconnu [[Même si le sociologue Michel Wieworka persista, le 8 janvier 2019, à affirmer sur le plateau de l’émission d’Yves Calvi, L’Info du Vrai, que le A barré, notamment tagué sur les piliers de l’Arc, était un symbole… d’extrême-droite… avant d’admettre sa bourde le lendemain]]. La réaction du gouvernement français à l’agression verbale subie par Alain Finkielkraut [[Et on a moins parlé de l’éviction particulièrement violente d’Ingrid Levavasseur le lendemain d’un nouveau cortège des Gilets jaunes]] illustre cependant l’impuissance et, plus encore, la désorientation des pouvoirs publics. En annonçant, lors du dîner du CRIF du 20 février, une nouvelle loi contre la « haine en ligne », portée par Laetitia Avia, ancienne avocate d’affaire et figure montante de LREM, Emmanuel Macron semble marcher dans les pas de l’illustre Aristide Briand, qui déclarait en 1928 vouloir « mettre la guerre hors-la-loi » à l’occasion de l’annonce du pacte Briand-Kellogg. Le président français, un an après la proposition de loi déjà très critiquée pour lutter contre les infox (les fameuses fake news) entend donc ajouter un étage au pudding législatif et illustre la tentation de contrôler et limiter, au nom de la « lutte contre la haine », la liberté d’expression sur Internet. Car l’enfer est toujours pavé de bonnes intentions et les propositions de loi, aussi bien sur les infox que contre la haine en ligne, portent en elles des caractères clairement liberticides tout autant qu’elles apparaissent… parfaitement inutiles. Même si l’on estime que la loi Gayssot, votée en 1990, n’offrait plus un cadre légal adapté à Internet, les propositions de lois actuellement défendues par le président de la République n’apparaissent pas plus pertinentes face à la réalité qui est celle d’Internet en 2019. Il apparaît d’emblée tout à fait simple de contourner la contrainte légale en utilisant des outils d’anonymisation tels que Tor ou un VPN [[Tor (The Onion Router) est un navigateur permettant de bénéficier d’une navigation complètement anonyme sur Internet. Un VPN (Virtual Private Network) est un logiciel permettant de masquer l’adresse IP d’une machine, c’est-à dire ce qui permet de l’identifier et d’identifier son propriétaire sur Internet]]. Et même si tout le monde n’utilise pas ces outils, leur démocratisation risque de compliquer encore plus la tâche déjà titanesque qui serait confiée aux nouvelles instances de contrôles en matière de traitement de données afin de prévenir et sanctionner tous les abus, avec pour simple conséquence de voir les internautes recourir plus massivement aux outils précédemment cités pour protéger leur navigation de la trop grande sollicitude du législateur.

C’est d’ailleurs à cela que la politique poursuivie par le Parti Communiste en Chine – laboratoire social décidément très inspirant – a abouti : en compliquant sans cesse la vie de 700 millions d’internautes, Pékin est parvenu à opérer une scission au sein de la population connectée entre celles et ceux qui sont prêts à consacrer du temps pour garantir une navigation libérée des contraintes du « Grand Pare-feu national » et les autres, largement majoritaires dans une structure très autoritaire comme la Chine, qui font confiance aux outils et plateformes officiellement autorisés par le gouvernement. La France, démocratie libérale, ne choisit pas une voie aussi contraignante que la voie chinoise, elle opte, comme la majorité des autres États européens, pour un renforcement de la contrainte légale. Le droit au secours du politique afin de gagner la guerre d’Internet. Une stratégie qui risque d’être aussi efficace que la ligne Maginot.

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